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Il a toujours été convenu, au dire des exégèses des fameuses Pages de dictionnaire que Gilles Barbier recopie d’un même élan monacal depuis tant d’années, volontairement dépris de tout esprit d’invention, que la double figure tutélaire de Bouvard et Pécuchet figurait au mieux la nature mélancolique du projet. Mais les nouveaux éléments que sont ces incroyables dessins d’images et de mots mis à la torture de reflets déformants viennent orienter l’enquête vers une autre hypothèse. « D’un coup d’oeil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho. Ces souvenirs n’étaient pas simples ; chaque image visuelle était liée à des sensations musculaires, thermiques, etc. Il pouvait reconstituer tous les rêves, tous les demi-rêves. » Une tentation lui vint d’attribuer un nom, non seulement à chaque objet, créature ou phénomène, mais à chaque point de vue, à chaque moment de cette réalité. Il déplaça son intelligence, qui était nulle, et simple et pure mécanique de mémoire, au-delà de la langue projetée par Locke, lequel avait postulé un lexique inouï où chaque brin d’herbe, chaque oiseau de chaque espèce, et chaque nuage, aurait possédé son nom propre. « Funes projeta une langue analogue, mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. » Il était difficile pour Funes de saisir en quoi un banc aperçu de dos à l’aube d’un jour pluvieux avait quelque chose en commun avec le prétendu même banc découvert dix ans plus tard, vu de face, dans le plein soleil d’un été. De même était-il toujours profondément surpris par le reflet de son visage dans un miroir. L’oeuvre de Gilles Barbier est autant tributaire, si elle devait l’être de quoi que ce soit, de la laborieuse poésie encyclopédique de Bouvard et Pécuchet que de l’inhumaine, infinie mémoire de Funes. D’autant plus que si l’on mène l’enquête plus avant, on découvre de ce personnage de Jorge Luis Borges quelques éléments complémentaires dans les brouillons de l’auteur. La nouvelle de Borges, Funes ou la mémoire, a été publiée à Buenos Aires en 1942, mais il avait donné dans la revue Sur, en 1941, l’ébauche de ce récit. Dans cette version du texte, le protagoniste, enfant, « a été mis à la porte de l’école primaire, pour avoir reproduit servilement quelques chapitres avec leurs illustrations, leurs cartes, leurs vignettes, leurs caractères d’imprimerie et même les errata… » L’on saisit que ce que les autres prennent pour une pratique de copiste « servile » est plus sûrement la manifestation d’une mémoire infaillible, exhaustive. Funes enfant n’a pas recopié une revue dans ses moindres détails, il s’en est souvenu, jusqu’au dessin quasi invisible de la trame de son papier. Gilles Barbier ne recopierait pas ses Pages de dictionnaire. Chacune d’entre elles serait un souvenir, bribe infime d’une mémoire à même de récapituler une vie dans son entièreté et sa complexité. Ces nouveaux dessins (Melting Crowd ; Melting Town ; Melting Labyrinth ; Melting Words, etc.), qui sont comme les reflets déformés de l’image de Funes, ou plutôt de sa mémoire, nous confirment dans cette intuition. L’oeuvre de Gilles Barbier ou toutes les images possibles d’une encyclopédie de souvenirs et de visions, mais l’encyclopédie d’une mémoire intégrale, ignorant le raccourci, le résumé ou l’approximation. Et qui ne vaudrait que par cette exigence intégriste d’être totale, ou nulle.

Jean-Yves Jouannais

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