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Cette exposition est née d’un projet que nous avions soumis à Joël Kermarrec il y a près de deux ans à propos de deux très grandes peintures récentes. Souhaitant les voir « sortir » de l’atelier, nous lui avions proposé une exposition au centre d’art en l’associant pour l’occasion à des artistes avec lesquels il avait des relations d’amitié.

Joël Kermarrec, avec son art de la relance, a répondu en différé par cette proposition décalée à notre invitation. D’un certain point de vue l’exposition met en forme un passage : celui qui mène de l’étudiant à l’artiste - celui qui s’empare de ce qu’on lui propose pour en faire une oeuvre et sans se réduire à « n’être qu’une fantaisie produite par un nouveau noeud de la lanière du maître » (Kafka). Mais elle met aussi en espace ce passage de l’étudiant au collègue puis à l’ami proche ou lointain, et enfin à ce temps où les oeuvres de chacun conversent d’un regard à l’autre.

Elle témoigne au plus juste des articulations entre son activité de peintre, celle d’enseignant qu’il fut en particulier à L’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris et les amitiés qu’il a construites à travers de multiples rencontres. Elle est charpentée par une recherche sur ce qu’il appelle l’enjeu poétique de l’oeuvre.

« Antilogue apparant », le titre qu’il avait proposé à l’origine est symptomatique de la façon dont il conçoit, dans l’exercice de son métier, les relations à l’autre. Parlant de ce titre, il évoque l’idée de polarités contraires à partir d’une même entité, voire de visées au sens de propositions qui se confrontent. En relation avec les préoccupations inhérentes à sa peinture Joël Kermarrec rappelle que « l’antilogoumène » est un texte de réfutation ou des contradictions apparentes.

Cela peut évoquer une figure qui lui est chère : celle du jeu des quatre coins avec la mort au milieu : une figure qui dessine l’inachèvement du sens, sa non forclusion. Elle se donne comme figure d’une pensée ou d’un espace où les signes et les images se déploient sur le mode de l’incomplétude délibérée. La peinture est ici une relance et non une conclusion. Le titre final relève de cette même posture visant à récuser les fausses évidences de la vision. À l’image de cet aphorisme qui pourrait servir d’exergue à sa proposition mais aussi à sa peinture: « TOUT : le mot le plus incomplet et insensé par sa fermeture ». (JK1990)

Son choix s’est porté sur trois jeunes artistes avec lesquels une forme d’amitié s’est nouée à travers un dialogue réciproque, par delà leurs grandes différences formelles et les distances apparentes de leurs oeuvres.

Deux d’entre eux, Damien Cadio et Katharina Ziemke fréquentèrent son atelier en « énergumènes » à la fois « réfractaires au conformisme » et attentifs aux remarques, aux questions et aux relances de Kermarrec. Avec Arnaud Vasseux ce fut une rencontre de traverse faite de « provocations à distance ». Il proposait des échanges vifs et généreux où la déstabilisation fut une maïeutique permettant à l’autre de se construire dans l’exigence d’une intelligence ouverte aux choses, aux formes, aux matériaux.

L’enseignement et les premiers temps de ses rencontres avec ces jeunes artistes, Kermarrec l’évoque en rappelant ce passage de Mes haines de Zola qui dit ce qui lui semble être l’épicentre du type de relations qu’il affectionne : « pour être un génie, ça dépend de vos parents. Pour être un artiste, ça dépend de votre travail. Je n’y peux rien. Mon devoir est de vous transmettre ».

Ces pratiques pour Kermarrec ne relèvent pas que de la pédagogie ; elles définissent aussi un certain type de relation à l’oeuvre et à ses destinataires. Il s’agit pour chacun de construire son chemin dans une pratique qui interroge, reconsidère et remet en jeu ce matériau complexe et riche que constituent les strates de l’histoire passée et présente des hommes, des images et des formes. « Il ne faut pas faire retour à... mais bien savoir d’où l’on vient ». (JK1980).

Depuis, chacun a trouvé sa voie, et l’envol est pour les trois une histoire passée. Ils ont déjà atteint une bonne vitesse de croisière.

Quand il évoque chacun d’eux, Kermarrec, de loin en loin, reste attentif à ce que leurs oeuvres offrent à nos regards : « une vitrification de l’homme hantée par une nostalgie de l’humanité chez Ziemke ; une mise à distance du ludique avec une attention constante à chercher des possibles dans sa pratique de la sculpture pour Vasseux. Et un usage ironique du pittoresque chez Cadio »1.

Ce qui a fait lien entre eux quatre, c’est une quête poétique des possibles de l’art dans son excellence à faire de sa rencontre le lieu même où les évidences se troublent. Un espace où l’ordre des choses s’ébranle aux couleurs de l’artifice, aux décalages des cadrages et de la lumière, dans la dissémination des récits et des signes, dans les surprises du matériau ; dans des équilibres et des surgissements aussi splendides que précaires. Ils investissent tous trois des territoires où les savoirs artisanaux, les connaissances scientifiques et les images savantes ou populaires sont convoqués et recyclés à l’aune de l’oeuvre. Voici des oeuvres où l’émotion du présent se frotte aux éclats qui hantent leurs mémoires et les nôtres. - Ralentis, précipités, découpages, disséminations et condensations. - Citations, effacements, recouvrements mais aussi déconstructions, projections, confrontations et expérimentations Toutes les procédures peuvent être ici mises en oeuvre pour rendre l’évident méconnaissable et l’improbable possible.

Damien Cadio choisit ses images en se disant qu’il en coupera ensuite une partie cruciale de ce qui est à voir, pour créer un manque, un vide, un déséquilibre2. Arnaud Vasseux s’appuie avec une modestie très ambitieuse sur le « mettre en oeuvre, le tester, le mettre à l’épreuve ». Il vise à faire en sorte que le geste et le matériau se conjuguent dans l’objet et la forme3. Katharina Ziemke revendique le fait « d’amplifier le silence par le choix des images et ma manière de peindre ». Chez Joël Kermarrec, on rencontre constamment ce mélange des genres, ce va-et-vient entre virtuosité et destruction, entre séduction et déception, entre épure formelle et flamboyance baroque, comme une stratégie pour se déprendre des sens univoques et des évidences convenues...Tous travaillent à contre emploi des conventions du mainstream taxinomique en jouant délibérément le hors-jeu.

On peut voir cette exposition comme l’éloge du mariage entre le savoir et l’ignorance ; ou comme la mise en forme d’une intelligence qui sait, quand c’est nécessaire, oublier les pesanteurs du passé mais se rappelle à bon escient de l’essentiel « Voici donc les moyens de chercher le Dormeur en nous, là où le son primordial est audible. Le brouillage aiguise la réflexion ». (JK1975)

« Aucun d’entre nous ne peint l’être mais peint le passage » déclare Joël Kermarrec pour caractériser ce groupe joyeusement hétérogène, (empruntant ce propos au Montaigne des Essais).

C’est ce passage vers des terres d’aventures visuelles sensibles et mentales que nous invitent à franchir selon des modalités propres à chacun, les quatre artistes ici rassemblés : ils rendent singulier notre familier et font surgir et advenir ce que notre attente n’envisageait même pas.

Philippe Cyroulnik

1 Les mots et phrases entre guillemets sont tirés de propos et les aphorismes (en couleur) sont tous de Joël Kermarrec 2 Damien Cadio entretien avec Sophie Kaplan. 3 cf Joëlle Zask in catalogue Arnaud Vasseux éd. Le 19, Crac 4 Katharina Ziemke Certains des propos consignés dans ce texte résultent d’entretiens avec les artistes.

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Joel Kermarrec
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Damien Cadio, Arnaud Vasseux, Katharina Ziemke