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Du corps et du caractère

Le mariage entre le mot et la peinture est consommé depuis longtemps. Les artistes qui ont peint des mots, des phrases, sont nombreux. Tony Morgan en fait partie, aujourd’hui du moins, et ce simple constat ne dit rien de son travail. S’il faut esquisser une filiation, opérer des rapprochements, c’est vers ses travaux antérieurs qu’il faut se tourner. […]

Sculpteur, performeur et peintre, Tony Morgan est issu du mouvement Fluxus où l’attitude autant que le verbe interpellent le spectateur. Durant plusieurs années, cet appel s’est incarné en « Herman », personnage androgyne, double de l’artiste et colporteur fabuleux d’émotions. Affiches, films, vidéos et photographies témoignent de son existence fictive et puissamment évocatrice. Les images d’Herman troublent, produisent un effet de miroir, réveillent l’inconscient. Herman a laissé place à la peinture. Il n’est pas question pour autant, de retour à l’ordre de la tradition, de retrait de l’artiste ou de mise à distance de spectateur mais d’un autre mode d’interpellation.

Au support froid et lisse des images qui témoignent de la présence factice d’Herman se substituent le grain du papier, la texture de la toile et la matière de la peinture. L’écriture remplace la parole, le mot compose le tableau, la calligraphie, les caractères et la couleur en font un motif pictural, la ligne découpe, scande et rythme l’espace. La césure, le brouillage et la rature volontaire obligent au défrichage et mettent en scène.

Écriture et peinture s’allient dans un double langage : les coulures de « I am not an american » rappellent les 'drippings' de Pollock, « Eat Him Now » dessine une grille, le motif de la modernité abstraite. La citation, l’appropriation ne sont pas pour autant les enjeux de ce travail. « I have no reputation », « Entre savoir et ne pas savoir », « You don't own me », « Hesitation », nous interrogent sur l’artiste et sa position dans le monde, appellent la réflexion.

Herman Superstar et Anti-héro mal rasé ou trop bien maquillé, s’est dissout dans la peinture : à force de nous tendre son masque comme un miroir, il ne pouvait que mal finir. Parce qu’il nous ressemblait trop, tout en restant étranger, chacun pouvait sans crainte se reconnaître en lui. Le rideau est tombé sur ses images projetées ou révélées par la lumière. Les mots et les phrases prennent corps dans la peinture. La parole d’Herman s’efface pour des mots familiers qui nous rappellent au monde… à moins que ce ne soit lui encore qui, en ombre chinoise, derrière la toile s’exprime… Mais alors qui aurait appris à écrire à Herman ?

Claude-Hubert Tatot, « Du corps et du caractère » in « Papiers Libres », 1999

Derrière les miroirs (À propos de deux vidéos : «Shatter» et «My Wedding Day»)

[…] Dans « Shatter », un plan fixe montre un marteau qui frappe à petits coups une vitre. Le mouvement est faible, récurrent, le rythme régulier est parfois hésitant. Si le corps est absent de l’image, la présence humaine est révélée par le rythme des coups, obstinés, sans violence, leurs variations trahissent la reprise, la lassitude du sonneur qui accompagne celle du regardeur dont le désir de voir le verre se briser croît à mesure du déroulement de la bande. Le dénouement aussi prévisible qu’attendu se joue en une fraction de seconde, la vitre vole en éclats sonores et le marteau retombe au premier plan.

« My Wedding Day » met en scène Herman, personnage androgyne incarné et porté à bras le corps par l’artiste comme un habit qui lui va comme un gant. Herman apparaît en jeune femme timide, fantomatique, il ne montre à l’écran que son visage peint en blanc, la bouche en rouge, les sourcils dessinés d’un trait et les yeux soulignés de noir. Il présente son profil pour regarder son texte placé hors du champ de la caméra, nous fixe et s’adresse à nous, oscille des paupières, articule lentement, sourit parfois. Il parle de son mariage, de sa rencontre avec une personne barbouillée de rouge et trop bien habillée, pareille à une poupée. Il esquisse une présence, parle de celui ou celle que l’on ne verra pas. Herman lui-même que l’on sent rougir sous son fard, n’est qu’un masque, une métaphore de la présence autant que de l’absence.

Son monologue se termine sur une interrogation : l’autre pourra-t-il un jour me nourrir ? Derrière Herman, se profile la figure du peintre qui se demande si l’art auquel il se lie lui permettra de subvenir à ses besoins d’homme.

Ces deux vidéos associées posent encore les questions de l’apparence, de la présence, du leurre et du double. Derrière la vitre, Tony Morgan tient le marteau, éprouve la résistance et les limites du verre. Derrière la porte, nous regardons l’improbable fiancée, plus fragile qu’une vitre, dire sa joie et ses doutes. […] Passé depuis longtemps derrière le miroir, Herman se joue des apparences, à la fois homme et femme, présent et absent, il nous tend son masque comme miroir.

Claude-Hubert Tatot

Tony Morgan est né en 1938 à Pickwell (Angleterre), il est décédé en 2004 à Genève.