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Thibaut Cuisset et Jean Christophe Bailly, complices depuis déjà plusieurs années, ont croisé leur regard sur un lieu, la rue de Paris à Montreuil. Le regard de l’écrivain, porté jusqu’à présent sur celui du photographe, entre cette fois-ci en résonance avec lui. Pour ce projet ils ont obtenu le soutien du Centre Dramatique National de Montreuil en 2003. Ce travail exposé au CDN en 2004 a été exposé cette année au Centre Photographique de Cherbourg Octeville dans le cadre de Scènes de la Rue. Thibaut Cuisset revient dans cet entretien sur la conduite et les enjeux de ce travail.

A propos de la rue de PARIS, Entretien avec Thibaut Cuisset Depuis une vingtaine d’années, tu travailles surtout sur la notion de paysage à travers une recherche de lumières/couleurs égales et d’une atmosphère, si ce n’est de recueillement, du moins de sérénité. Par ailleurs, ces séries sont réalisées le plus souvent à l’étranger, dans le temps limité d’un voyage ou d’une résidence. De ces divers points de vue, La Rue de Paris détonne. Comment ce travail s’est-il inscrit dans ce que tu avais fait précédemment ? A-t-il changé quelque chose pour toi ?

Jusqu’à présent, mon travail était effectivement lié au paysage et à la représentation du territoire, à l’occasion d’un voyage, ou plus exactement d’un déplacement. Car il ne s’agit pas pour moi de voyages au sens romantique, de parcours autobiographiques, ou d'état d'âme, mais d’une méthode qui me permet de travailler sur ce qu’on peut appeler des motifs. Si j’ai beaucoup photographié dans les pays du bassin méditerranéen (Espagne, Italie, Grèce, Maroc), c’est d’abord parce que j’étais attiré par leurs lumières. M’intéressaient également des paysages un peu périphériques, assez peu regardés au milieu des années 1980 quand j’ai commencé à photographier ; des espaces assez désolés dans lesquels demeuraient des traces considérées comme mineures de l’activité humaine. Sur d’autres continents, en Australie, c'est le lien entre le “ désert ” et le bâti que j’ai exploré. Au japon c'est à un espace méconnu que je me suis confronté: la campagne et l'urbanisation diffuse dans le paysage. Mon souci était aussi d’éliminer certaines informations pour permettre à d’autres, peut-être plus ténues, d’exister. Je cherchais À construire des espèces d’épures. En fait, il y avait une adéquation entre le déplacement et une manière de regarder. J’avais besoin de ces parenthèses de temps pour trouver une concentration, un étonnement devant les choses de l’existence. Avec La Rue de Paris, j’ai bouleversé tous ces paramètres. C’était un territoire, purement urbain, que je connaissais bien puisque j’habite juste à côté depuis une dizaine d’années et sur lequel je pouvais travailler plus longtemps, par périodes. En plus, un territoire très réduit par rapport À ceux que j’avais pu parcourir puisqu'elle ne mesure que 1,5km de long. Cela correspondait au désir de photographier la périphérie urbaine autrement que je l’avais fait À l’étranger, comme un espace-frontière. Je voulais regarder le tout proche, un espace familier et vivant, voir comment il était habité, traversé. Comme toute expérience nouvelle, La Rue de Paris m'a fait comprendre ou plutôt a éclairci certaines questions que je me posais face à la représentation d'un lieu. Je pense notamment à la question du style. Je crois vraiment qu'il est une conséquence de ce que l'on photographie. Cela étant dit, c’est finalement toujours la préoccupation de regarder un territoire comme une surface à lire qui me passionne.

La Rue de Paris est exactement adéquate à son titre. Il s’agit de photographies faites exclusivement dans la rue de Paris à Montreuil. Pourtant, tu ne sembles pas avoir cherché à rendre manifeste cette correspondance : pas de progression géographique, pas de relevé systématique de lieux-charnières ou communs, diversité des formats et des cadrages. De quelle manière as-tu conduit ce projet ? Quels liens ferais-tu entre fragments et ensemble ?

La rue de Paris c'est une artère qui mène tout droit, après avoir changé plusieurs fois de noms, jusqu'au Palais Royal où les maraîchers allaient livrer leurs pêches.

Pendant longtemps, je n’ai pas regardé la rue. J’allais du métro à chez moi comme en apnée. Ce n’est que peu à peu que j’ai commencé à m’apercevoir que la rue de Paris n’était pas un “ couloir ” dont j’empruntais un bout, mais un milieu très vivant. Des bâtiments étaient détruits, remplacés par d’autres. Des boutiques changeaient. D’un bout à l’autre, les usages variaient, se superposaient. Et cette rue faite de bric et de broc m’est apparue alors comme un étonnant dépôt d’images auxquelles je pouvais donner corps.

Je savais que cela allait être difficile et qu'il fallait se confronter à des questions nouvelles. D’abord, je me trouvais au contact des gens avec la nécessité de les représenter, ce dont je n’avais pas l’habitude. Face à cette situation, je me suis donné la liberté de photographier à la fois à la chambre sur pied et avec un appareil de format moyen (6/7) à main levée plutôt que de chercher à tout uniformiser. J’ai essayé de montrer à égalité les gens qui passent comme ceux qui habitent ou travaillent dans cette rue. Dans la mesure où j’étais là souvent, je me suis peu à peu senti faire partie du paysage. Ce qui pourrait paraître paradoxal est que ma présence faisait d’autant moins problème qu’elle était forte. Avec la chambre, je m’installais dans la rue, je prenais une place qui correspondait visiblement à un travail. À la limite, un travail comme un autre, avec un but précis. C’est plutôt lorsque je faisais des instantanés que je devais expliquer plus longuement ce que j’étais en train de faire.

L’espace s’imposait aussi à moi de manière beaucoup plus forte. Dans une rue comme celle-ci, relativement étroite, je n’étais plus maître de ma position. Il m’a fallu rechercher la distance juste d’une manière nouvelle. Je devais composer avec la bigarrure de la rue, ses couleurs variées, ses enseignes. Le tout au milieu du mouvement et de l’activité. Ce sont ces micro évènements que j'ai cherché à décrire sans présupposé de départ. Tous les habitants avaient droit de citer. Il n’y a ni dénonciation ni compassion. De même je n'ai pas privilégié de situations emblématiques. Par exemple, chaque vendredi, une partie de la rue se remplit brusquement de monde À la sortie de la prière. Une image montre ce moment, mais sans qu’on l’identifie comme tel.

Les notions d’inventaire ou d’exhaustivité ne m’intéressent pas. Une photographie est avant tout pour moi un moment esthétique particulier. Ce qui n’exclut pas de rechercher une cohérence d’ensemble qui, en l’occurrence, s’imposait pour réaliser un véritable portrait de la rue. Comme dans d’autres travaux, ma recherche est passée par la lumière et la couleur. Habitant juste à côté, j’avais la possibilité de faire des repérages fréquents, de choisir un lieu et son moment. Je pouvais attendre, revenir, refaire. J’ai aussi été aidé par le climat qui pendant des mois était assez constant, avec une luminosité quasi-méditerranéenne.

La diversité de formats des tirages correspond au choix de départ de photographier à la fois à la chambre et au 6/7. C’est aussi une manière de permettre une diversité de regards, d’associer les choses ou d’en mettre une en relief. Non parce qu’elle serait exemplaire, mais plutôt comme un élément rythmique.

Ce travail est évidemment très lié à un contexte social et historique. Mais tu ne l’as pas accompagné d’un texte personnel ni d’entretiens ou d’informations. Pour une part, cette contextualisation est portée par le texte de Jean-Christophe Bailly, installé dans l’espace d’exposition. Dirais-tu que le lieu de présentation, à Montreuil d’abord, et maintenant à Cherbourg dans le cadre d’une programmation consacrée aux “ Scènes de la rue ” complète en quelque sorte le sens de La Rue de Paris ?

L’exposition à Cherbourg situe La Rue de Paris dans une proximité avec des photographes qui m’intéressent et permet d'inscrire ce travail dans une dimension historique.

La Rue de Paris a d’abord été présentée à Montreuil par le Centre Dramatique National, à cinq cents mètres des lieux de prises de vue. Une telle proximité est toujours intéressante. Le travail a son autonomie, mais il n’est pas indifférent pour moi que ceux qui connaissaient la rue l’aient retrouvé dans mes images. Des visiteurs m’ont dit que cela leur donnait envie de retourner voir sur place. Ce qui correspond bien à l’esprit de mon travail qui consiste simplement à poser un regard sur quelque chose de présent mais qui passe inaperçu. Les responsables publics, que ce soit le maire de Montreuil ou la présidente de l’Office régional du tourisme, ont eux apprécié le fait que l’on n’était pas dans une représentation convenue de la banlieue parisienne.

Je n’ai pas du tout cherché à saisir des instants ou des personnages particuliers. Je pratique un certain retrait par rapport au sujet. Pour autant, je ne voulais pas non plus servir une certaine esthétique actuelle de la déshumanisation dans laquelle les gens sont des silhouettes anonymes, ou des personnages réduits à une gestuelle. J’ai recherché une relation d’équilibre entre empathie et distance. J'ai ressenti la nécessité de confronter mon point de vue à celui de Jean Christophe Bailly avec qui j'avais déjà collaboré pour d’autres projets, sous la forme plus traditionnelle du texte de l’écrivain introduisant aux images du photographe. Cette fois-ci, il a voulu, comme moi, expérimenter quelque chose de nouveau. Nous avons travaillé chacun de notre côté, sans nous concerter. Son parti pris a été différent du mien, mais l’unité stricte de lieu que nous avons tous deux respecté permet des échanges d’autant plus forts que le texte est mis en scène dans l’exposition elle-même. Disposé sur une grande table centrale, il figure et suit une progression spatiale – d’un bout à l’autre de la rue, en signalant croisements, similitudes, frontières – tout en restituant, de manière fine, un contexte socio-politique sur lequel les images n’insistent pas. Il le fait en outre d'une manière heurtée et continue comme on suit la rivière passant d'une rive à l'autre alors que j'étais plutôt dans l'idée du paysage. C'est à dire dans un moment esthétique éprouvé et spontané.

Pourtant, à travers les inscriptions de la rue qui sont à la fois la matière du texte et souvent les motifs des images, des rapprochements interviennent.

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Thibaut Cuisset: La rue de Paris